14 mars 2012

Insoumise de Allie Condie : le 1er chapitre en avant-première

INSOUMISE / J-30 : LE PREMIER CHAPITRE  

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Chapitre 1
KY


Je suis debout au milieu d'une rivière. L'eau est bleue. Bleu foncé. Reflet du ciel nocturne.
Je ne bouge pas. Mais l'eau, oui. Elle me pousse, elle chante en se faufilant entre les herbes du rivage.
– Sors de là, ordonne l'Officier en dirigeant sa torche vers moi.
J'argumente, comme si je n'avais pas compris:
– Mais vous avez dit de plonger le corps dans l'eau.
– Je n'ai pas dit que tu devais y aller aussi, réplique-t-il. Laisse-le, maintenant, sors de là. Et ôte-lui sa veste. Il n'en a plus besoin.
Je jette un regard à Vick qui m'a aidé à porter le cadavre. Il n'est pas entré dans l'eau. Il n'est pas du coin, mais dans le camp, tout le monde a entendu dire que les rivières des Provinces lointaines étaient contaminées.

Je tente de le rassurer en murmurant :
– C'est bon.
Officiers et Officiels entretiennent la rumeur : si on a peur des rivières – de celle-ci et de toutes les autres –, personne n'osera boire leur eau ou tenter de les traverser.
Tandis que Vick hésite, je demande à l'Officier :
– On ne prélève pas ses tissus ?
L'eau glacée m'arrive aux genoux. La tête du garçon roule en arrière. Ses yeux ouverts fixent le ciel. Il est mort, il ne voit rien. Mais moi, oui.
Je vois trop de choses. Depuis toujours. Mots et images forment d'étranges associations dans ma tête. Je suis attentif aux moindres détails de ce qui m'entoure. Comme en ce moment. Vick n'est pas un lâche, mais le masque de la peur fige son visage. Les bras du mort pendent mollement, le bout de ses manches est effiloché et les franges trempent dans l'eau. À la demande de l'Officier, nous lui avons déjà ôté ses chaussures. Ses chevilles fines et ses pieds nus, si blancs, luisent entre les mains de Vick tandis qu'il s'approche du bord. Tenant les bottines par les lacets, l'Officier les balance à bout de bras, comme un pendule. De son autre main, il me braque le faisceau rond de sa torche dans les yeux.
Je lui lance la veste. Il est obligé de laisser tomber les chaussures pour l'attraper. Puis je me tourne vers Vick.
– Tu peux le lâcher. Il n'est pas lourd, je m'en occupe.
Mais Vick entre dans l'eau, immergeant les jambes du cadavre. Ses vêtements noirs sont trempés.
– Tu parles d'un Banquet final, remarque Vick, refrénant mal sa fureur. Ne me dis pas qu'il avait choisi la pâtée infecte qu'on a mangée hier soir ! Sinon, il mérite la mort.
Il y a si longtemps que je ne m'autorise plus à exprimer ma colère que j'ai presque oublié ce que ça fait. Quand elle me monte dans la gorge, je la ravale, elle me laisse un goût métallique et amer, comme du papier d'aluminium. Ce garçon est mort par la faute des Officiers. Ils ne lui ont pas donné assez à boire, et il est mort prématurément.
Maintenant, il faut qu'on cache le corps, parce qu'on n'est pas censés mourir dans ce camp de transit. On doit attendre qu'ils nous envoient en mission dans des villages où l'Ennemi se charge de notre cas. Parfois, il y a des ratés.
La Société tient à ce qu'on craigne la mort. Moi, je n'ai pas peur. J'aimerais seulement mourir comme il faut.
– Normal, c'est une Aberration, réplique l'Officier, agacé. Vous le savez bien. Pas de Banquet final, pas de prélèvement. Allez, lâchez-le et sortez de là.
Normal, c'est une Aberration. 
En baissant les yeux, je constate que l'eau est devenue noire, comme le ciel. Je n'ai pas envie de le lâcher.
Les citoyens ont droit à un banquet. Ils choisirent le menu de leur dernier repas. On est attentif à leurs derniers mots. On conserve un échantillon de leurs tissus pour leur donner une chance d'accéder à l'immortalité.
Je ne peux rien faire pour le repas, ni pour le prélèvement, mais je peux prononcer quelques mots qui tournent en rond dans ma tête. Je murmure donc ce qui me semble adapté aux circonstances. La mort. La rivière.

Car même si, au-delà des frontières du Temps et de l'Espace,
Le flot m'emporte bien loin,
J'espère voir mon Pilote face à face
Quand j'aurai franchi la barre.

Vick me regarde, surpris.
– Lâche-le, dis-je.
Et, d'un même mouvement, nous le laissons s'enfoncer dans l'eau."

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